Extrait
du Journal de Zsigmond Justh (inédit en français)
Zsigmond Justh (Pusztaszenttornya - Hongrie, 16 février 1863
- Cannes 9 octobre 1894).
Ami de Jean Berge, il rencontre Tailhade dans le salon de Diane de Beausacq.
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Vendredi 20 avril 1888
Avec
Elwes chez Jean de Néthy, puis thé chez madame Jameson
en famille, seulement les Gervain, miss Willby et M. de Portal.
11 h. Chez la comtesse Diane, on est nombreux, Sully Prudhomme, Laurent
Tailhade, Jean Aicard, Jean Berge et les Vacarescu.
12 h la compagnie se disperse et nous, les trois poètes, moi-même
et la maîtresse de maison restons entre nous, selon la coutume
propre aux circonstances, on se dit des choses plus ou moins ---
comment dirais-je !
Jean Aicard, une tête qui sort de l'ordinaire, ressemble à
Daudet avec des traits plus virils. Chevelure noire comme de l'ébène,
frisée, ondulée, moustache noire et barbe de Christ, yeux
gris bleuâtres au regard profond. Sa mimique change à chaque
instant. Parfois avec des yeux voilés, atoniques, il regarde
devant lui, puis l'émotion le transforme, l'expression s'ajuste,
en un souffle elle entraîne le poète auparavant lassé
et on a affaire à un homme au sang chaud, un provençal
fiévreusement passionné, c'est du sang sarrasin qui coule
dans ses veines. Un nerveux à sang noir, comme chez nos
tziganes. Un sentiment touchant, jailli de l'âme, s'exprime spontanément,
de facto l'opposé de tout formalisme français de convention.
A côté de lui, une " tache " vraiment bizarroïde,
Laurent Tailhade, un poète décadent. Tête ordinaire,
des petits yeux perçants, inquiets, et regard fuyant, sautillant,
tellement austère et - aussi faux que peut l'être un
raté, qui veut devenir célèbre, coûte
que coûte.
Auparavant je lui ai confié : " Ce n'est que le bon dieu
qui sait comment ça se fait que je n'ai encore rien lu d'Aicard,
bien que je connaisse son nom depuis au moins cinq ans. "
Tailhade affirme que je n'ai rien perdu ; ce propos était tellement
de son style que j'aurais été étonné s'il
avait répliqué autre chose.
Nous avons poursuivi notre "jeu d'esprit" jusqu'à 2
heures chez la comtesse Diane, puis nous avons décampé
pour chercher des cafés encore ouverts, jusqu'à ce qu'on
tombe sur le Café Américain.
Au
Café Américain
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dans une pièce au premier étage. Autour de nous gravitent
de manière affable les cocottes qui, frauduleusement, promettent
beaucoup d'amour et de vie avec --- de notre côté, nous
dressons la muraille une Chine en étalant notre conception du
monde, creusant notre " machine à sensations "
usée, rafistolée, avec ce qui en jaillit, que nous avons
produit nous-mêmes.
En dépit de tout, la vie vaut la peine d'être vécue
- et surtout si l'homme s'y engage dans toutes ses dimensions.
A ce titre, comme il est intéressant de voir ces deux hommes,
Aicard, tellement authentique, sincère et chaleureux, à
côté de Laurent Tailhade, tellement artificiel, mesquin
et indifférent.
Ils récitent des poèmes, Aicard transmet dans la forme
la plus succinte et lucide les grandes pensées profondes, tandis
que Tailhade habille même le vide de parures et le voile soigneusement.
Au fond, l'art décadent courra les rues, car son succès
est garanti par des ânes, postulant que celui qui ne comprend
pas et ne s'enthousiasme pas est un âne. Et la masse
ne l'est jamais. En tout cas, son objectif est d'en persuader les
autres. Le premier est l'artiste - le deuxième est l'artifice.
A propos de personnalité artistique, Aicard, selon moi, a le
plus de similitude avec Mounet Sully : fébrilité, sang
chaud, passion, heurté continuellement par des petitesses de
l'existence, en corollaire son identité se transforme en tragédie.
Cependant je pense que son drame remonte plus loin que ça, mais
tout ne m'est pas encore clair. Mais je sens déjà (après
ces quelques poèmes qu'il m'a récités) qu'il y
a quelque chose d'un Tantale dans sa personnalité.
Traduit
par Mme Zsuzsanna Magyar.
Transmis par M.Alain Servantie